« Qu’est-ce que tu fais ? » demanda Arthur.
Laureen l’avait précédé dans l’ouverture des paquets de cigarettes qu’ils venaient de s’acheter. Elle avait extirpé la première cigarette, mais au lieu de l’allumer pour en savourer quelques volutes, elle l’avait remise à son emplacement après l’avoir retournée, filtre en bas. Elle en prit une autre, l’alluma et prit le temps de recracher deux bouffées avant de répondre :
« Tu ne connais pas la clope de vœux ? »
« Non, c’est quoi ? »
« Eh bien, quand tu ouvres ton paquet, tu prends la première clope et au lieu de la fumer, tu la remets à l’envers dans ton paquet en faisant un vœu. Ensuite, tu fumes cette cigarette en dernier, et là ton vœu se réalise. »
« Ca marche ? »
« Je fais ça pour m’amuser. Mais tu n’as qu’à essayer, tu verras bien. »
« Pourquoi pas ? » dit Arthur. Il exécuta la même manœuvre en faisant le vœu que le professeur de maths soit absent le lendemain car il n’avait toujours pas commencé à réviser pour le contrôle qui devait avoir lieu au cours suivant. Or si le professeur était absent, cela reporterait l’épreuve après le week-end, ce qui lui laisserait plus de temps pour apprendre.
Arthur fumait beaucoup, aussi le soir même, peu avant d’aller se coucher, il avait déjà fini son paquet et il ne lui restait plus que sa clope de vœu à fumer. Il l’alluma en espérant, sans vraiment le croire, que son vœu se réalise.

Le lendemain matin en arrivant au lycée, il vit avec stupeur sur le tableau des absences que son professeur de maths n’était pas là. La clope de vœu avait fait son effet. En ouvrant son paquet ce jour là, il fit un autre essai qui s’avéra également fructueux.
Fort de sa nouvelle puissance, il se mit à se demander quel était son vœu le plus cher. Après une longue réflexion, il se dit que cela ne lui ferait pas de mal de gagner au loto. Ainsi, à sa visite suivante au tabac pour refaire le plein de cigarettes, il remplit une grille de loto pour participer au prochain tirage dont la cagnotte s’élevait à quatre millions d’euros.
Pendant les deux jours qui le séparaient du tirage, il consacra ses vœux à cette entreprise. Et effectivement, il gagna au loto, malheureusement pas les quatre millions, il n’avait trouvé que trois chiffres, ce qui ne lui fit gagner qu’une somme ridicule.
C’était un bon début. Mais apparemment pour des vœux de cette importance, il fallait consacrer plus de clopes de vœu pour que le succès soit total. Aussi Arthur établit un plan. Il prit son calendrier et regarda la date du prochain vendredi 13. Pourquoi un vendredi 13 ? Parce que ce jour là, la Française des Jeux organisait toujours un tirage spécial plus important en gain. Le prochain tombait dans à peu près trois mois. En attendant ce jour, Arthur fit toujours le même vœu : d’être l’unique gagnant de la super cagnotte de ce vendredi 13. Il ne fumait pas ses clopes de vœu, quand il achevait ses paquets. Il les conservait toutes pour les fumer le dernier jour, car il savait que ses chances de succès seraient augmentées s’il libérait l’énergie de tous ses vœux dans la même journée.

Le jour tant attendu arriva, Arthur se leva tôt ce matin là, il était tout excité. Il se rendit immédiatement au tabac, et dès que celui-ci ouvrit, valida son bulletin. Le tirage aurait lieu à 20h45. Vers 18h00, il rassembla toutes ses clopes de vœu et se rendit dans un petit coin tranquille de verdure pas trop loin de chez lui. Il compta les cigarettes, il en avait exactement cent, or le montant de la super cagnotte était de 15 millions d’euros soit en gros cent millions de nos bons vieux francs, il prit cette coïncidence pour un heureux présage. Mais en même temps, il prit conscience qu’il avait un peu moins de trois heures pour les fumer toutes. Arthur consommait habituellement un paquet par jour. Or maintenant il devait fumer cent cigarettes, soit cinq paquets, en moins de trois heures. La tâche n’allait pas être si facile. Mais tant pis, il devait le faire. Sa fortune en dépendait. Il commença donc sa besogne fastidieuse. Il fuma cigarette sur cigarette, et à chaque mégot jeté, il savait qu’il se rapprochait de son but, de la richesse.
Au bout de la cinquantième, il commença à être pris de quinte de toux, mais il n’avait pas le temps de s’attarder, il ne lui restait plus qu’une heure. Aussi continua-t-il en fumant ses cigarettes deux par deux.
Arrivé à quatre-vingt-dix, il commença vraiment à se sentir mal. Ses yeux le brûlaient, tellement ils s’étaient imbibés de la fumée âcre, sa capacité respiratoire avait beaucoup diminuée et sa gorge était tellement sèche qu’il avait l’impression d’avoir erré quarante jours dans le désert sans boire. La petite bière qu’il avait pensée à prendre pour étancher sa soif était déjà avalée depuis longtemps et ne diminuait en rien le mal de crâne qui le saisissait. Il ne lui restait plus qu’un quart d’heure pour finir les dix dernières clopes de vœu.

Dans son esprit complètement abruti par tant de poison ne résidait plus aucune pensée claire, mais seulement la certitude et le délice de la victoire. Arthur ne prit même pas la peine de revenir chez lui pour vérifier le résultat.
Quand le tirage commença, Arthur venait de s’allumer sa dernière cigarette et planait dans un délire tabagique dans lequel il ne se rendait plus compte de ce qu’il faisait endurer à son corps. Ses poumons étaient totalement encrassés et épuisés. Après la dernière bouffée, Arthur n’eut plus la force d’inspirer quoi que ce soit et s’écroula lourdement par terre.
A la télé, le tirage venait de prendre fin. Le cadavre d’Arthur était l’heureux et unique gagnant de 15 millions d’euros.